Samedi 15 août…
10h52. Voilà plus d’une heure que je me pavane dans mon appartement parisien, fière de ma toute dernière acquisition: une slip dress en maille dénichée chez COS au terme d’une quête de 9 mois.
J’avais une idée très précise de la longueur, l’épaisseur de la bretelle, le décolleté du dos… à un tel point que j’étais prête à lancer ma propre marque pour créer le graal qui satisferait à la fois mes critères esthétiques que le je-m’en-foutisme qui m’envahit dès que le thermomètre dépasse la barre des 30 degrés, justifiant alors toute indécence stylistique.
10h49. 267ème fois que je croise ma silhouette dans le miroir et je me dis qu’au bout du compte, cette robe aurait eu la bénédiction de Carolyn Bessette elle-même. Oui, rien que ça.
11h14. En levant le bras pour appliquer mon déodorant, j’entrevois le pli de mon sein droit. Je lève le bras gauche pour vérifier s’il s’agit d’un acte de rebellion ou d’un simple défaut de la robe, et la même vision s’offre à moi. Acte de rébellion donc !
La provocation est à priori discrète et n’aurait pas fait pâlir le dos (ultra) sexy de Mireille Darc (d’ailleurs où commence l’indécence dans un monde où les réseaux sociaux condamnent plus fermement une femme laissant entrevoir un bout de téton qu’un chasseur arborant fièrement un trophée menacé d’extinction?)… mais elle suffit à soulever le dilemme estival qui se pose à moi chaque année : subir les regards louches de mes voisins très « rive gauche », ou adopter une tenue plus « correcte » ?
11h25. Après réflexion, je décide de ne pas céder aux sirènes… ou plutôt aux baleines d’un soutien-gorge. Même si je sais pertinemment bien qu’aucune autre solution n’est en mesure de remettre ma poitrine « est-ouest » dans le droit chemin, la vision même d’une tulle gâcher les lignes minimalistes de cette robe est loin de m’enchanter.
11h58. Je finis de me maquiller, chaque coup de pinceau soulevant de nouveaux doutes. Je change 4 fois de rouge à lèvres hésitant entre un garance qui s’associerait à merveille avec celui de mes orteils, ou un nude qui calmerait d’emblée de jeu une robe qui se montre d’ailleurs de moins en moins coopérative. Quelle garce ! La maille, trop lourde, tire sur les bretelles, menaçant à tout moment de libérer mes seins.
Je finis donc par opter pour un look plus normcore avec des lèvres nude et une paire de Birkenstocks, seul répulsif capable d’envoyer les signaux inverses de ceux émis quelques 1,50 mètres plus haut.
12h22. J’évite le miroir avant de sortir, par crainte de revenir sur la décision la plus folle de cette journée – après celle de démarrer mon samedi avec une séance de HIIT par 32 degrés sous les combles.
En dévalant les escaliers, je m’arrête pour un selfie ou deux… oui, bon 6. Peu importe la pose, ce pli est toujours là, me narguant sous tous les coutures. Je m’imagine déjà rattrapée par les événements, ma poitrine échappant à tout contrôle et moi contrainte d’éviter le pire avec la fausse pudeur d’une Sophie Marceau, sous les regards amusés des passants.
12h27. À peine dehors, le contact de l’air chaud sur mon dos me donne la sensation désagréable, je l’avoue, d’être à poil. Le doute l’emporte et je me résigne à faire demi-tour pour troquer cette robe contre une tenue plus rassurante.
En rebroussant chemin, je me demande si le féminisme s’atténue avec l’âge? Ou alors à partir du moment où l’on commence à chercher un refuge stylistique dans des tenues capables de camoufler tout ce qui pourrait aller à l’encontre d’un certain consensus social. Mais qui cherche-t-on à rassurer au juste en dissimulant des formes jugées “trop” ou “pas assez” [complétez la phrase selon les canons de beauté de votre pays], des coudes qui se plissent ou un ventre plus rainuré qu’une mappemonde ?
12h42. Un ensemble jupe midi/t-shirt finalement adopté, je retourne dans ma salle de bain me venger sur mon rouge à lèvres garance, double couche pour la peine.
Je reprends mon chemin, enveloppée dans quelques centimètres de tissus supplémentaires, mieux parée pour affronter le regard lubrique de mon voisin du 4ème qu’une canicule bien entamée.
13h11. Une centaine de mètres plus loin, je croise dans la rue une femme, la cinquantaine passée, arborant avec une confiance inouïe une robe bien plus audacieuse et toute en transparence. Sa démarche aérienne et pleine d’assurance m’interpelle et me renvoie à la figure l’absurdité du débat que je tiens depuis plus d’une heure avec moi-même.
Je suis en nage et prise d’un étrange sentiment de culpabilité. Je m’en veux d’avoir cédé à des clichés primaires que je m’acharne à combattre au quotidien, et de ne pas m’être autorisée de profiter d’un coup de cœur vestimentaire fantasmé des mois durant. En colère contre moi-même, je reviens sur mes pas une dernière fois.
13h27. Je me déshabille avec empressement, agrippe cette robe que j’ai haïe il y quelques instants à peine, et l’enfile sans réfléchir. J’attrape mes clés, mon sac à main et je claque la porte derrière moi.
14h20. J’arrive enfin au restaurant où mes amis s’impatientent pour commander. Je leur explique avoir eu une urgence vestimentaire à régler. Ils ne comprennent pas trop, mais sont ravis car ils vont enfin pouvoir se mettre quelque chose sous la dent.
Au milieu du repas, mon regard croise mon reflet dans un miroir. J’entrevois le pli de mon sein, semblant crier victoire à pleins poumons sans que personne autour de nous n’y prête la moindre attention.
En levant légèrement les yeux, je réalise que, dans ma précipitation, j’avais oublié de retirer mon rouge à lèvres…